Ubu Roi

de Alfred Jarry

 Jeu 

Père Ubu Attilio Sandro Palese
Mère Ubu Charlotte Reymondin
Bordure Frédéric Ozier
Le Roi Venceslas, l'Empereur Alexis Ludovic Martin
La Reine Rosemonde, Cotice Julie Burnier
Boleslas, Giron Mélodie Martenet
Ladislas, Pile Muriel Imbach
Bougrelas Viviane Gay
Nicolas Rensky Stefano Carrera
Peuple, soldats, nobles Tous 



Mise en scène et scénographie Denise Carla Haas
Finitions décor Frédérique Vidal
Costumes Elisabeth Attanasio
Création lumière Nicolas Mayoraz
Maquillage Nathalie Mouchnino
Musique Marco Trois 
Dramaturgie Corinne Martin 
Chef technique Luc-Etienne Gersbach
Assistanat à la mise en scène Muriel Imbach
Technique David Baumgartner
Photographies Patrick Pfeiffer
Production Le Théâtre L.
en coproduction avec Le Théâtre du Moulin-Neuf



Du 29.11.2004 au 10.10.2004, Théâtre du Moulin-Neuf, Aigle
Du 15.10.2004 au 16.10.2004, Théâtre du Dé, Evionnaz
Du 02.11.2004 au 14.11.2004, Théâtre 2.21, Lausanne
Du 07.04.2005 au 17.04.2005, Théâtre Les Salons, Genève



Subventions

Corodis

Interpreten Stiftung

La Loterie Romande, Genève

La Loterie Romande, Lausanne

Migros pour-cent culturel

Pro Helvetia fondation suisse pour la culture

Sophie & Karl Binding Stiftung

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Presse


24 Heures 30.09.2004
Rustre et buté, le père Ubu imaginé par Alfred Jarry décide un beau matin, sur le conseil de sa femme, d'aller conquérir le royaume. Une fois son coup d'Etat réussi, l'homme devient mégalomane, avide d'omnipotence, et massacre tous ceux qui pourraient l'empêcher d'accéder au pouvoir absolu.

En investissant cette œuvre déjà cent fois montée, le parti pris de Denise Carla Haas, une jeune metteuse en scène qui commence à se faire un nom en Suisse romande, est comme à son habitude d'aller voir de l'autre côté des choses, ou plutôt de changer de point de vue. Alors son père Ubu est sans masque, maigrichon et tout à fait ordinaire, bref, un être qui nous ressemble, enfantin et dénué du moindre artifice, mais désirant tout et tout de suite! Voilà qui change de l'image d'un Ubu rubicond et caricatural, où l'affirmation du grotesque passe inévitablement par le costume. "Pour moi, le langage se suffit à lui-même, il est très burlesque, même si le texte est riche et fulgurant et d'une vérité hallucinante. Chaque scène est une pièce pour elle-même. J'ai donc choisi de rester très contemporaine et simple dans le jeu", souligne la jeune femme qui espère un espace de réflexion en remontant ce classique.
Corinne Jaquiéry 




La Presse Riviera Chablais 02.10.2004
Ce monstre qui sommeille en nous

La sempiternelle histoire du petit homme en quête de pouvoir, mais racontée autrement. Tel est le pari de Denise Carla Haas dans sa mise en scène. Rencontre en coulisse à Aigle.



- Denise Carla Haas, pourquoi avoir choisi de monter Ubu Roi?


- Personnellement, ce qui m'intéresse le plus c'est le thème du pouboir. Comment le gérer si on l'a, comment l'acquérir si on ne l'a pas. La pièce montre une sorte d'ascension jusqu'au 3e acte, jusqu'à la scène de la trappe. Ubu a obtenu le pouvoir par le meurtre de Venceslas, et il s'approprie le règne auquel il n'a pas droit. Puis, au moment où il a tout, il commence à éliminer tout le monde, parce que ça ne lui plaît pas. C'est ce côté arbitraire du pouvoir sur lequel je voulais m'interroger, et transmettre cette interrogation aux gens. Dans la deuxième partie du spectacle, Ubu perd son pouvoir, ce qui déclenche sa colère, et il rase le terrain autour de lui. C'est typiquement un tyran. Il y a dans la politique actuelle d'exemples auxquels on pourrait se référer, même si je n'avais pas envie de donner des connotations excactes... Ce qui me plaît, c'est d'avoir cette ligne de montée et puis de chute, et d'arriver à nouveau à l'état humain, qui n'est rien d'autre que notre corps.



-Pourquoi avoir choisi un père et une mère Ubu visuellement bien propres, aux antipodes des Ubus gras et repoussants dont on a l'habitude?
- Parce que je pense que le dégoût est généré par l'action, par l'acte. Dans la lecture que j'ai voulu faire, je voulais commencer par un couple avec lequel on s'identifie facilement. Un couple normal, simple, qui a ses soucis, ses petites disputes conjugales, et qui à un certain moment déclenche une agression, une violence à laquelle on ne s'attendait pas forcement. Je crois que cette lecture marche aussi. J'ai l'impression qu'en commençant par un personnage qui essaie de se tenir à des règles sociales, on rend la chute beaucoup plus forte.



- Dans votre spectacle, vous avez très souvent fait le choix de l'évocation, mais à quelques reprises, vous montrez la violence de manière très réaliste. Pourquoi? Pourquoi avoir rendu la torture de Bordure si concrète?


- D'un côté, il y aune machinerie qui aide à éliminer les gens, et de l'autre, Ubu prend du plaisir à agir personnellement et à finir quelqu'un. J'ai choisi de montrer poncutellement de quoi un être humain peut être capable lorsqu'il est emporté par le désir de tout posséder tout de suite: et qu'il n'a aucun respect pour un autre être humain. Il m'importait de ne pas omettre la souffrance que ça engendre.


Propos recueillis par Sylvain De Marco 




24 Heures 05.11.2004
L'Ubu nouveau est arrivé 

CRITIQUE
La troupe du Théâtre L. met en boîte au 2.21 Ubu roi d'Alfred Jarry. 



Solidement installé dans les canons du théâtre français depuis plus d'un siècle, le personnage d'Ubu pèse de tout son poids dans la balance de l'imbécillité et du désir de pouvoir. On le sait obèse, avide, grotesque. Ubu roi, c'est une sorte de Macbeth absurde, un sousfifre minable influencé par la mère Ubu dans la réalisation sanguine de ses ambitions. On aurait tendance à dire qu'on le connaît bien, le père Ubu. Il a toujours été là, à nos côtés, sans vraiment se faire remarquer, miroir de nos pires facettes. C'est parce qu'il est comme nous, le père Ubu. Furieusement humain. 

C'est cet aspect précisément que la mise en scène sobre et dépouillée de Denise Carla Haas met en lumière. Avec succès. Pourvue d'un désir de présenter l'histoire d'Ubu roi autrement, elle s'attache à déconstruire le mythe en rendant le personnage plus proche de nous encore. Ainsi, Ubu sort du cliché du gros burlesque, le ridicule résidant bien plus dans ses actes que dans sa personne. 

Violence mise en boîte 
Tout commence dans une boîte, un castelet de théâtre de Guignol. Bien vite, les marionnettes sont remplacées par les comédiens, qui vont petit à petit transgresser les limites de cet espace. Cette disposition très efficace donne au jeu dynamisme et rapidité, tout en liant intimement le public, rapprochant ainsi le spectateur du personnage d'Ubu en le confrontant franchement aux affres de sa conscience. 

Convaincants et passionnés, les comédiens se lancent alors dans une performance très physique, vive, qui rend toute la violence de l'acte, toute l'intensité de l'enjeu. En ressort la faiblesse d'un personnage qui se laissera aller à la cruauté qu'inspire l'ivresse du pouvoir. Lieu commun de toutes les dictatures. 

Humainement ridicule 
Evidemment, serait-on tenté de dire, le grotesque sert toujours de toile de fond. Mais toute la force de cette mise en scène réside dans la maîtrise de cet aspect bien connu de l'œuvre pour lui injecter progressivement le réalisme de la violence, l'absurdité du pouvoir et l'horreur de la guerre. Un crescendo à l'image de la métamorphose du personnage d'Ubu. Bien plus qu'un aspect comique, le ridicule sert ici à mettre en scène efficacement les aspects inquiétants de la nature humaine, jusqu'à créer un certain malaise. Conscience et inconscience ne cessent de se croiser. Une pièce troublante de vérité. 


Marc Demierre 


Citations



Sur la notion d'histoire


« Il existe un tableau de Klee qui s’appelle Angelus Novus. Un ange y est représenté qui a l’air d’être en train de s’éloigner de quelque chose sur quoi il regarde fixement. Ses yeux sont grands ouverts, sa bouche est ouverte et ses ailes sont déployées.
« L'ange de l'histoire » a cette apparence. Il a tourné sa face vers le passé. Où une chaîne d’évènements apparaît devant nous, là il ne voit qu’une seule catastrophe qui entasse sans cesse ruines sur ruines et les lui jette devant ses pieds. Il aimerait bien s’attarder, réveiller les morts et réparer les débris. Mais une tempête depuis le paradis fait rage, et s’est pris dans ses ailes, si fort, que l’ange ne peut plus les fermer. Au gré du vent, il est sans cesse poussé vers le futur auquel il tourne le dos tandis que le tas de ruines, devant lui, grandit vers le ciel. Ce que nous appelons le progrès, c’est cette tempête-là. »

Walter Benjamin

Georg Büchner à sa fiancée 1834
« Déjà depuis quelques jours je saisis à tout moment la plume, mais il m’était impossible d’écrire un seul mot. J’étudiais l’histoire de la Révolution. Je me sentais comme anéanti face à la fatalité de l’histoire. Je vois une répétition épouvantable dans la nature humaine, une violence inéluctable dans les relations humaines, propre à tous et à personne. Chacun n’est qu’écume sur la vague, la grandeur n’est qu’un hasard, le règne du génie qu’un jeu de guignol, une lutte ridicule contre une loi d’airain, le reconnaître est suprême, le dominer est impossible. Il ne me vient plus à l’esprit de m’incliner devant les chevaux de parade et les pierres angulaires de l’histoire. J’habitue mon œil au sang. (...) Qu’est-ce qui ment, tue, vole en nous ? »

Georg Büchner 



Traduction de l'allemand par Denise Carla Haas

Pourquoi

Se décider à monter « Ubu Roi » est un choix né du besoin de raconter cette même histoire encore, et autrement. 

C’est une histoire de l’homme qui ne vieillit pas, car l’homme ne cesse pas d’avoir envie du pouvoir et de prendre le pouvoir à celui qui l’a déjà. D’abord actant et s’appropriant une place au pouvoir, il sera, une fois au pouvoir, la prochaine victime potentielle. C’est un constat qu’on peut aussi bien faire au temps des rois que dans notre société. Le statut social n’est pas une valeur sûre, il suffit de regarder la politique mondiale ou le marché du travail actuellement. Le désir, ce moteur secret et bien caché d’une multiplicité de choses, nourrit aussi l’envie, cette envie de dominer (la machine du pouvoir). L’homme n’apprend pas, il ne s’améliore pas au cours des siècles ni à travers l’histoire. Certes, il continue, il invente beaucoup de choses, il améliore la condition humaine, mais en même temps, il l’aggrave. Les armes deviennent tellement performantes qu’elles tuent à distance l’ennemi désigné alors que des médecins s’approprient des techniques incroyables pour faire durer la vie humaine. La guerre n’est plus seulement guerre mais toujours extinction possible, même probable de toute l’humanité. Une guerre à l’autre bout du monde nous concerne tous, qu’elle soit en Corée, en Afghanistan ou aux Etats-Unis. 

Ubu est un homme simple chez qui cette envie du pouvoir se réveille, se manifeste et tourne à la monstruosité, puis à la perte. C’est la Mère Ubu qui lui susurre cette idée à l’oreille. Mais c’est lui qui se l’approprie, c’est lui qui passe à l’acte et dépasse toute limite morale, sociale et politique. 

Raconter Ubu, c’est raconter l’excès et la répétition épouvantable de la nature et des relations humaines dont parle Büchner, le faire avec Jarry, c’est le raconter dans le rire de la comédie et dans l’éclat du théâtre.



Concept
Raconter l’histoire d’Ubu, c’est raconter l’histoire d’un petit fonctionnaire qui renifle une possibilité de grimper dans la chaîne sociale et d’atteindre la place du chef. Philosophiquement parlant, c’est la quête de l’homme pour atteindre une position divine. Ubu est un homme simple. Et de cette idée de simplicité tout dépend. 

L’idée de prendre la place du roi ne vient pas de lui. Comme dans Macbeth c’est la femme qui nourrit l’idée et qui est le moteur du passage à l’acte. Avec Jarry nous ne sommes pas dans la tragédie shakespearienne, mais dans la comédie, dans l’exagération presque grotesque de cette même histoire. Le spectateur partage un épisode de vie avec ces personnages gonflables, explosant à vue d’œil et ne souffrant pas de leurs blessures dans le moment qui suit. 

L’obésité du personnage d’Ubu est une métaphore de la lenteur d’esprit, la vie végétative d’un être humain, la passivité du personnage qui fait à priori obstacle à cette idée initiale de la Mère et aux évènements à venir. C’est donc une métaphore pour souligner que Ubu n’est pas fait pour ce qu’il va vivre. 

J’aimerais chercher cette contradiction entre la condition physique et psychologique du personnage et la situation en développant cette idée de l’homme simple, du petit homme qui est content de son sort et de sa vie, celui qui assume sa condition et qui, sans l’idée d’autrui n’oserait même pas penser plus grand. Pour donner une image plus concrète, on pourrait dire qu’il est un de ces innombrables fonctionnaires égaré dans quelque bureau du bâtiment de la justice chez Kafka. Il est le genre de personne qu’on ne remarque pas. 

C’est la raison pour laquelle, j’aimerais raconter l’histoire d’Ubu sans m’appuyer sur l’obésité du personnage d’Ubu, sans aller dans l’animalité des autres personnages, sans m’inspirer d’un style de jeu proche des marionnettes et pour être conséquent sans me servir de masques de théâtre. 

Au lieu de développer l’obésité, il m’intéresse d’aller contre cet univers et développer la maigreur du personnage Ubu. Ubu petit, travailleur acharné, presque enfant parfois, surtout dans son esprit. Après avoir fait quelque chose de mauvais, il rit dans l’instant qui suit sans remords ou mauvaise conscience. C’est un homme simple qui se laisse guider par ses impulsions momentanées, change tout le temps d’envie et ne semble pas avoir une conscience personnelle capable de juger analytiquement ce qui est acceptable et ce qui ne l’est plus. Il dit les horreurs en toute franchise, directement, sans retenue, sans calcul. 

J’aimerais tirer l’histoire plus vers notre temps, vers notre monde. Et ce choix demande une scène multifonctionnelle et tout de même sobre, une gestuelle très vive, soulignant les contretemps des désirs antinomiques presque enfantins dans leur persistance. La voix est également dans la rapidité sans pour autant perdre la précision du propos. L’univers des personnages doit avoir ceci de bizarre qu’ils sont comme nous mais presque un peu trop. Le lieu où l’histoire se joue : « Quant à l’action, qui va commencer, elle se passe en Pologne, c’est-à-dire nulle part » dit Jarry dans le discours prononcé à la première représentation d’Ubu Roi le 9 décembre 1896. La Pologne, toujours à nouveau proie d’autres pays comme la Prusse, l’Autriche ou la Russie, est partagée trois fois au 18e siècle et presque anéantie pour garantir le pouvoir de ces trois royaumes plus puissants. Au 19e siècle, l’hymne national des polonais dit : « La Pologne n’est pas encore perdue. » C’est Napoléon qui créera à partir de rien le grand-duché de Varsovie et reconquerra une bonne partie des terres de la Prusse. Après la défaite de Napoléon à Waterloo et le congrès de Vienne, la Pologne est donnée à la Russie par les vainqueurs de Napoléon. Seulement depuis 1914, le tsar garantit l’autonomie à la Pologne jusqu’alors état d’amortissement pour d’autres états et royaumes. 

Même au 20e siècle cette image mitigée reste collée à la Pologne. La Pologne ne voulant pas se soumettre aux exigences de Hitler, sera le premier pays à être attaqué et réorganisé dans la soumission. Dès 1939, l’organisation de l’extinction systématique des juifs est mise en œuvre. Triste constat de voir que beaucoup de ghettos et de camps de concentration se trouvent en Pologne : Auschwitz, Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka... 

La Pologne est donc au temps de Jarry et de la création d’Ubu Roi ce pays amputé. C’est une métaphore pour le déjà plus et le pas encore, l’entre-deux, le toujours possible, rejoignant donc la conscience de la perte et le possible du rêve. Avec cette vue historique nous revenons à l’image du petit homme, assidu dans son travail, régi par des pouvoirs plus puissants sans en avoir vraiment connaissance, et n’osant même pas rêver l’impossible. 

À mon avis, il ne faut pas changer le terme de Pologne. Changer la Pologne reviendrait à changer aussi tous les autres lieux: les environs de Varsovie, les fortifications de Thorn, le palais de Moscou, l’Ukraine, la Lituanie, la Baltique. Le savoir historique, même vague, est suffisamment fort pour dire que l’action se passe loin de nous, mais quand même pas assez loin pour nous être étranger. 

Toutefois, il y a deux chemins possibles pour faire face à la multiplicité des lieux dans Ubu Roi. Soit on obéit aux changements requis et verse rapidement dans l’historisme d’une histoire à raconter au théâtre, soit on en tient compte dans le jeu sans pour autant le faire, chemin que je trouve beaucoup plus intéressant. Cela veut dire que la scénographie doit proposer une image forte répondant aux besoins multiples des différentes scènes sans pour autant obliger à effectuer un changement de décor à presque chaque scène. 

 

Jeu
L’idée est de commencer avec une très courte scène de guignol dans ce théâtre de guignol énorme par rapport à la taille de la marionnette, pas plus grande que la taille d’une main. Au début, Mère Ubu et Père Ubu jouent à leur propre histoire. La marionnette utilisée a la physionomie d’Ubu. Mais Ubu ne veut pas jouer et la Mère Ubu essaie de le convaincre. 

De cette première résistance du Père Ubu naît la tentative de conviction de la Mère Ubu de la première scène. Nous voulons encore plus accentuer ce moment et allongerons le susurrement de la Mère Ubu par le début de Ubu enchaîné où Ubu contrairement à Ubu Roi ne veut pas dire le mot.* La Mère Ubu part alors dans un discours de conviction et passe en revue toute l’histoire à raconter. Elle finira par faire dire à Ubu ce mot qu’il ne voulait pas dire et lui donne l’idée de devenir roi. Et voilà, la machine est mise en marche. 

Les personnages surgissent dans cet espace limité depuis en bas ou par les côtés. En un instant, ils sont là, repartent, reviennent, et n’ont pas besoin de parcourir de longues distances. Tout est très dessiné. Présent. Ils agissent absolument normalement malgré la contrainte dans cet espace étroit. Contrairement à l’enjeu de l’espace, le jeu ne va pas du tout dans la direction de marionnettes. 

L’espace est une scène qui délimite le champ de vision et l’acteur guide avec ses actions le regard du spectateur très précisément. 

Les ouvertures différentes soulignent cet aspect de délimitation de la vue et nous donnent la possibilité de créer des moments presque cinématographiques. Ce moyen très artisanal du théâtre permet des coupes nettes, des cuts, comme on dit au cinéma. Des jambes de l’armée des soldats on passe à la revue, puis à l’assassinat du roi Venceslas, très rapidement, en passant de l’intérieur de la boîte à l’extérieur, dans le petit balcon. C’est donc surtout le jeu et l’attitude des acteurs qui changeront le lieu et amèneront la nouvelle situation. 

Le jeu suit le texte de près. Prendre ces personnages très au sérieux, dans leurs rapides changements d’humeur, dans leurs tentatives multiples. L’exagération de l’échec de l’autre fait rire. Développer chez Ubu l’enfant qui commet la pire horreur sans remords. Après avoir tué, le sourire surgit immédiatement. Chercher le sérieux d’un enfant, et la cruauté qui transparaît de plus en plus. C’est un jeu qui se fait sans rien cacher, qui dit ouvertement ce qui sera et qui poursuit son but sans machiavélisme. 

J’aimerais bien partir dans la légèreté, dans un jeu très physique sans pour autant montrer l’effort que cela demande à l’acteur, dans le rire pour arriver au plus tôt, avec la deuxième scène du 3e acte à un point où l’enjeu change visiblement. Le jeu lui-même ne va pas vraiment changer. Mais l’image présente, elle oui. L’image deviendra de plus en plus glauque, avec ces marionnettes, ces choses qui traînent par terre, ces traces d’actes monstrueux qui ne s’effacent pas. Les personnages continuent à s’acharner désespérément, chose qui ne fera que rire d’autant plus les spectateurs qui assistent à ce spectacle. J’imagine ces situations jouées très ‘vivace’, même ‘allegro’, pour utiliser des termes de musique, suivant les méandres du texte et du gouffre des âmes de ces personnages jusqu’aux extrémités. 




Quête du personnage: costumes et maquillage

L’univers contemporain que nous cherchons se définit très fortement par les costumes et les maquillages. Il s’agit d’éviter de rester au début du siècle ou dans des formes connotées à cette époque comme le symbolisme, le dadaïsme, l’expressionnisme. C’est tout un univers à trouver, mais plus proche de nous. Partir de nos images et les étrangifier un peu. Ne pas aller dans l’illustration de l’animalité des personnages, ni dans leur époque. Le jeu les suivra déjà suffisamment. Partir de nos formes d’habits et trouver pour chaque personnage des signes qui souligne sa fonction dans la pièce. Ubu est justement ce petit homme, bonhomme, paysan, fonctionnaire. Il faut pour autant éviter de connoter sa simplicité trop clairement par une fonction sociale définie. Le grand art c’est de rester évocateur sans être trop définitif. Etant donné que l’obésité est un moyen pour dissimuler l’agressivité et la violence par le passage d’émotions inexprimables dans le corps, la maigreur que nous cherchons pour Ubu raconte à côté de la simplicité un malaise refoulé, une privation de joie, une abstinence, un protestantisme personnel. Bien sûr, une bonne partie de l’approche du personnage se fera par le jeu, mais le costume doit soutenir l’acteur dans sa quête du personnage. La Mère Ubu est la tête. C’est elle qui entend, qui réfléchit et qui dit ensuite l’idée. S’il fallait lui désigner un animal, ce serait le renard, la femme de ménage qui entend tout, la voisine trop curieuse, la mère poule. Elle est intermédiaire entre Ubu et les autres, faute de manque de courage d’agir par elle-même, elle fait agir. Bordure est cet opportuniste qui tente désespérément de se placer toujours du bon côté. Et puisque le bon côté n’existe pas et lui, il manque de centre personnel, il sera toujours celui qui suit, qui agit en réagissant par rapport à ce qui lui arrive. Bordure est un serpent, pas vraiment méchant, mais changeant de parti dès que nécessaire. C’est le lâche, celui qui se sauve d’abord lui-même avant de ne songer aux autres.

Contrairement à Ubu, j’aimerais tirer les personnages du roi Venceslas, de Stanislas Leczinski et de l’empereur Alexis vers l’image possible qu’on pourrait avoir d’Ubu aujourd’hui. Ils seront joués par un seul acteur. Le pouvoir est représenté dans son obésité, dans sa laideur, sa saleté, se roulant dans sa propre ‘merdre’, se complaisant dans sa condition et ne demandant rien d’autre. 

La reine Rosemonde est avant tout belle, peut-être un peu bête, faisant penser à ces femmes fonctionnelles qui comblent leur désir dans des achats compulsifs pour ne pas devoir ouvrir leurs yeux et voir ce qu’elles sont. C’est le genre de femme qui court vers l’argent, le pouvoir et le confort empoisonné. Les autres personnages, que ce soient les fils (chez nous les filles du roi) ou les palotins d’Ubu, pour eux il est important de faire sortir leur fonctionnalité dans la pièce, donc soit les enfants du roi, soit la suite d’un Ubu s’acharnant de plus en plus. Ils sont les gardes prétoriennes d’Ubu. Peut-être se doutent-ils que ça va trop loin, mais ils obéissent presque machinalement à l’ordre dicté. Les fils et les palotins seront joués par les mêmes acteurs, fait qui souligne la bêtise de la soumission, contradictoire, dans ce cas-là. 

Certes, Bougrelas est ce héros tragique qui doit venger la mort de son père, de sa mère et de ces deux frères. C’est lui le héros s’il y en a un, c’est lui la Jeanne d’Arc qui poursuit sa foi, c’est lui l’héritier légitime. Mais au moment où il arrive à son droit, il est souillé de sang comme tous les autres. Pour les maquillages, il s’agit de travailler avec des prothèses. Il ne s’agit pas de donner aux personnages un physique de monstre à la Frankenstein, mais de déformer très subtilement une seule partie du corps. Cela pourrait être l’agrandissement ou la déformation d’une oreille chez la Mère Ubu par exemple, puisqu’elle entend tout, sait tout. Pour chaque personnage il faut trouver quelle partie est susceptible d’être déformée, exagérée ou mutilée. Où créer un trouble dans le regard du spectateur et que vouloir évoquer avec une cicatrice, des yeux grands ouverts, des lèvres inexistantes, des mains enflées, des varices très visibles par exemple en contradiction avec la beauté de la reine Rosemonde, etc. L’effet est modeste et ne se veut pas choquant, mais irritant, bizarre.

 

Musique

La musique peut faire voir des choses qui ne sont pas. Elle peut nous amener où nous ne sommes pas. Elle poussera ou retiendra l’action. Elle dit ce qui est caché. Elle nous emmène dans des terres étrangères et nous berce avec des airs doux dans un calme innocent. 

Trois musiciens seront pendant toute la pièce sur la scène, invitant le spectateur à faire ce voyage à l’est, musicalement. Ils nous guideront avec leurs airs pendant le voyage à travers la géographie des cœurs des personnages, révélant bien plus clairement leurs envies et leurs motifs que le personnage lui-même. La musique ne sait pas trahir. 

Les musiciens se trouvent d’abord dans le petit fossé d’orchestre, se déplaceront ensuite sur la scène pour éviter d’être au milieu de l’action et se déplaceront ainsi jusqu’à retrouver une place fixe quelque part sur la scène, probablement à nouveau dans leur petit balcon. 



Scénographie
La version courte en deux actes d’Ubu Roi par Jarry lui-même, Ubu sur la butte, propose une scène de guignol avant la pièce proprement dite. Il s’agit de créer à l’intérieur du cadre de la scène encore une fois un cadre de scène. Le dédoublement du cadre scénique approfondit cette idée de scène dans la scène. La boîte est donc, au début, la scène elle-même. Elle est assez grande, 6m de large, 2m de profond et 3m de haut.* Il est possible d’ouvrir trois fenêtres sur la paroi frontale : l’une est la fenêtre principale donnant une image de la taille des personnages jusqu’au plafond. La deuxième encadre les hanches. Et la troisième le bas des jambes. Les ouvertures des fenêtres servent de cadre de jeu, le volet qui permet de les fermer de surface de jeu. Il a ceci d’extraordinaire qu’il peut s’ouvrir soit vers l’extérieur (pour donner justement de la surface de jeu) ou vers l’intérieur où il peut servir par exemple de table, lit... Il y a dans les parois latérales une porte de salon s’ouvrant dans le sens de l’entrée ou de la sortie de scène, donc une à gauche et une à droite. Dans le mur du fond, à mi-hauteur, une petite lucarne pour voir ce qui se passe derrière la boîte. En bas, une trappe secrète pour les acteurs servant à sortir et entrer sans pour autant être vus par les spectateurs. Sur la paroi de fond une échelle non visible pour les spectateurs qui permet de monter rapidement sur le toit de la boîte. Sur le toit, la trappe. Il y a également un petit balcon pour les musiciens, à la manière d’un fossé d’orchestre dans un théâtre à l’italienne, mais en tout petit. Ce balcon est aussi lieu de jeu, par exemple au 2e acte pour la revue, ensuite il sera détaché de la boîte et mis de l’un ou de l’autre côté de la scène, toujours lieu pour les musiciens. Ce système permet la rapidité dans le jeu, des changements instantanés du plan, du cadre ou du lieu et fonctionne comme un raccord cinématographique. 

La boîte est au début en face et très proche du public. Il s’agit d’abord, de créer un jeu presque bidimensionnel seulement. De plus en plus, les personnages digressent la limite spatiale imposée par le cadre et déborderont du cadre dans la scène proprement dite. Les accessoires utilisés et costumes portés ne servant plus resteront sur la scène qui se transformera au cours du spectacle en champ de bataille auquel nous arriverons au 4e acte. Au cours du 3e acte, la boîte sera tirée vers le fond et le plateau s’ouvrira sur un vide, la pleine avec cette boîte au lointain. La boîte pourrait même servir de cheval d’Ubu, être l’ours qui attaque Ubu et deux de ses trois palotins, et à la fin le bateau. Les personnages sortent les rames et rament à nouveau vers la place de départ, donc en face des spectateurs. Pour ceci, la boîte est équipée de rouages et d’un système de guindes pour tirer la scène vers le fond. 

Elle doit être une petite boîte d’une technicité redoutable. Elle n’est pas une machine dans le sens proprement dit, mais elle est comme l’enveloppe d’une machine sans nom. On ne ressort pas pareil de la boîte comme on y est entré. Le moment passé dans la boîte change non seulement le statut du personnage, mais aussi son attitude. Le matériau de la boîte n’est pas encore défini. De toute façon elle est d’une seule et même matière, par exemple en bois, en métal ou si nous en trouvons, en carton ondulé. 

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